Joey, l’ours le plus faux du monde
L’histoire fictive d’un ours brun albinos déplacé au pôle Nord a repris du service suscitant l’émoi sur les réseaux sociaux. Non sans conséquence sur le discours des experts et l’opinion que le public pourrait se faire sur le travail des spécialistes en conservation de la faune.
Il était une fois Joey, un ours brun albinos qui coulait des jours heureux dans les vastes forêts canadiennes. Un jour, un groupe d’activistes de la cause animale le découvre et le prend pour un ours polaire égaré. Ni une ni deux, Joey est anesthésié et se réveille au pôle Nord. Sa fourrure printanière toujours sur le dos, notre pauvre plantigrade a de la peine à s’acclimater à cet enfer glacé. Heureusement, l’erreur est découverte et l’ours ramené dans sa forêt où il retrouve ses saumons et un climat moins hostile. Heureux, Joey ne sait pas que son destin va à nouveau changer. Les mêmes activistes le repèrent. La suite, vous la connaissez : fléchette, hélico et réveil au pôle Nord.
Mais Joey a pris de la bouteille depuis son premier séjour au 90ème parallèle. Il se met alors en marche vers le sud. En chemin, il est repéré par des automobilistes qui alertent les autorités. Capturé, Joey est envoyé dare-dare dans un zoo. A nouveau mal identifié, il est obligé de partager l’enclos d’ours polaires qui le brutalisent. Finalement reconnu comme un ours brun, le calvaire de notre brave Joey prendra fin lorsqu’il sera placé dans l’enclos de ses congénères.
Cette histoire rocambolesque, connue sous le nom de « Joey, l’ours le plus malchanceux du monde », circule sur les réseaux sociaux depuis quelques années déjà. D’après Snopes, un site d’information en ligne spécialisé dans la vérification des canulars et rumeurs circulant sur Internet, l’histoire remonte à 2021 au moins et refait, depuis, régulièrement surface sur Internet et les réseaux sociaux. Partagée sous forme de vidéos, l’histoire a accumulé plus de 4 millions de vues sur TikTok en l’espace d’une quinzaine de mois.
Inventée de toute pièce, l’histoire passe pourtant pour authentique auprès d’un public non averti et peu familier des ours et de l’Arctique, ce qui n’est pas sans conséquences. « Bien qu’il s’agisse apparemment d’une parodie qui a gagné du terrain, elle donne finalement au public une fausse idée des réalités du transfert de la faune sauvage en général et des ours polaires en particulier. », nous explique Geoff York, directeur principal de la recherche et des politiques auprès de Polar Bears International. « Pour certains publics, cela peut accroître l’attente irréaliste qu’un animal dans une situation réelle qui s’est égaré hors de son aire de répartition habituelle ou qui rencontre des problèmes à proximité d’une communauté puisse être simplement attrapé et déplacé rapidement. C’est rarement le cas. »
Résultat d’un travail d’équipe qui implique autant les scientifiques que les autorités, ainsi que des bénévoles et des membres de services d’intervention, la relocalisation s’effectue généralement pour éloigner les ours des communautés. L’opération exige tout un travail de coordination, ainsi que des moyens financiers. Il peut arriver qu’une relocalisation hors des frontières nationales soit nécessaire, requérant alors une coopération internationale. Toutefois, le cas est rare et ne concerne jamais le pôle Nord.
Autre problème, l’impact que de telles histoires peuvent avoir sur l’opinion que le grand public peut se faire des experts et scientifiques. « Joey » présente en effet des activistes pas très futés et des spécialistes des ours pas vraiment non plus à leur affaire. Or, si aux yeux du profane un ours au pelage blanchâtre pourrait être confondu avec un ours polaire, impossible pour le spécialiste de se tromper. « Je pense que cela dénigre […] les professionnels travaillant dans le domaine de la conservation en supposant que nous ne pouvons pas discerner la différence entre deux espèces tout à fait uniques. », déclare Geoff York.
Une affirmation exagérée ? Pas vraiment. A lire les commentaires figurant à la suite de l’histoire de Joey, la compétence de ces professionnels est effectivement largement remise en question, certains commentaires n’hésitant pas à utiliser des termes comme abus pour dénoncer ce qui est perçu comme de la maltraitance animale.
Souvent imputable à l’émotion provoquée par cette histoire cousue de fil blanc, le crédit donné à Joey n’est pas sans rappeler un autre cas qui avait fait réagir vivement sur Internet. En 2017, une vidéo tournée au Svalbard par le célèbre photographe Paul Nicklen avait provoqué une vive émotion. On y voyait un ours polaire affamé, la peau sur les os, se traînant péniblement à terre. Ni une ni deux, les images, associées à d’autres photos d’ours polaires squelettiques, ont été utilisées pour dénoncer les effets du changement climatique créant un lien direct de cause à effet.
Appelés à commenter ces images, biologistes et experts en ours polaires ont dû expliquer qu’un ours émacié n’est pas forcément imputable au réchauffement climatique. Blessure, maladie, vieillesse ou encore inexpérience dans la chasse sont aussi le lot de ces animaux qui peuvent mourir de faim. Un discours d’experts qui aura toutefois eu du mal à trouver son chemin dans la cacophonie émotionnelle provoquée par ces images.
Ou quand des images choc associées à des histoires sensationnalistes circulent auprès du grand public, reléguant à la deuxième place un discours rationnel, scientifique et factuel, pourtant si nécessaire aujourd’hui.
Mirjana Binggeli, Polar Journal AG
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