Journal d’un voyage au Groenland : jour de fonte et l’enfance des glaces
Parmi les scènes dont polarjournal.net a été témoin cette semaine, citons la soudaine fonte du moi d’avril – premiers signes de la sortie de l’hiver -, et une sortie vers le fjord avec une bande d’enfants rencontrés au centre de science et d’art ILLU.
Pendant deux semaines, polarjournal.net a envoyé deux reporters à Ilulissat pour prendre des portraits des habitants, afin de rendre compte de certains enjeux et changements qui s’y produisent. Pour vous donner une idée du voyage, voici quelques scènes dont ils ont été témoins.
Jour de fonte
Vautrés sur les rochers tiédis aux pieds des niches ou juchés sur les caisses en bois estampillées de leur nom -Tito, Russ, Nusnus – il y a ceux qui somnolent. Le sommeil est celui de ceux qui ne perdent rien à attendre. Les autres, gueules ouvertes, laissent filer des aboiements rauques et des plaintes sans menace. Elles circulent entre les chenils, montent et s’estompent. Les claquements des chaînes des Caterpillars sur le bitume gris éteignent le chœur des chiens de la ville.
Le soleil est accroché dans un ciel clair et distant. Il fait 10 °C, l’hiver rend ce qu’il a enseveli. Lentement, la glace lâche et restitue les graviers du bord de route, les filtres à cigarette – symptômes d’une ville qui tousse. La route se gorge d’eau, les pneus la repoussent, les processions de taxis la découpent sans hâte. Les voitures ralentissent pour ne pas arroser les gens circulant, emmitouflés dans des doudounes, derrière les poussettes, près de la station-service, du supermarché, autour desquels s’agglutinent écoles, hôtels, gymnase et commerces.
Des adolescents sortent du collège. « Moi c’est Philippe », nous dit l’un d’eux. « Quel est le plat de ton pays ? » Le croissant… « Bonjour la France », s’amuse-t-il avec une ironie douce en partant au supermarché. La ville tourne autour d’une poche d’eau qui s’est installée devant la grande enseigne Brugseni. Les passants prudents sont en bottines. L’on sonde les fossés d’un bâton ou en s’enfonçant malgré soi jusqu’aux genoux dans la neige qui cède sous le pas.
L’entrée de la brasserie Ice Cap est submergée. Deux Philippins pèlent pour vider la flaque, debout sur des palettes, comme sur un radeau cerné par les flots. La boutique 56 ressort sa pompe – peut-être la même que l’an dernier, rangée quelque part derrière les caisses – pour que les clients puissent entrer au sec.
La roche luit, les mousses remontent à l’air libre et les gens se découvrent. Un gamin prend l’air torse nu dans le parc à jeux. Les enfants s’affairent dans la neige fondue : la faire voler, ou taper la balle. Les vélos ressortent et les motoneiges cherchent les dernières plaques.
La glace lézarde dans l’eau du port, et dans le chenal d’eau libre, quelques petites embarcations dandinent. La semaine dernière, certains ont attrapé des narvals ; à défaut, il y a du flétan. Le reste de la flotte attend sur la glace. Bouées orange, gilets orange, lunettes orange fluo sous la casquette. Les pêcheurs préparent leurs lignes. Les canards plongent entre les fines plaques de glace formées dans la nuit. Et nous on regarde, on apprend à dire : c’est le printemps. C.L.
La promenade aux icebergs
Nous sommes ici depuis six jours.
Lumière d’avril. Le soleil gagne chaque soir de longues minutes à la surface des choses. Passée dix heures, le banc devant la vieille église de Zion, près de la maison du docteur, est devenue place chère payée au spectacle du crépuscule.
Le printemps est venu.
Les traineaux ne peuvent plus passer sur la glace. Alors peut-être est-ce de vouloir être toujours témoin des choses mais on croirait percevoir que les chiens aboient moins fort depuis quelques jours. Sans doute savent-ils, d’instinct et de répétition, que leur saison est aussi terminée : ils aboyaient pour la course, le fouet, la distance ; ils n’aboient plus qu’à la gamelle.
On ne répètera jamais assez qu’ici, en haut du monde, le ciel se réchauffe quatre fois plus vite qu’ailleurs.
Aujourd’hui, c’est vernissage.
Le lieu ouvre ses portes. On attendait des adultes ; arrivent tout de même les enfants.
Ils courent entre les tables et chantent des morceaux de rap américain sur leur téléphone. À les entendre, un aveugle s’y tromperait : culture Youtube, Spotify, West Coast – le tout couronné d’un « bro » qui ponctue presque une phrase sur deux.
Nous leur proposons d’aller marcher.
Quelques pas plus tard, déjà les pieds dans la neige, F. dit qu’il a mal aux jambes et monte en boitant l’allée pour nous rejoindre. Ça ne l’empêchera pas, quelques minutes plus tard, de sauter dans la neige depuis le haut d’un rocher.
Nous marchons côte à côté.
H. prend des photos avec notre appareil.
On les chicane un peu sur leur fascination pour la culture américaine. Ils se froissent (un peu) et nous répondent, très sérieusement, qu’ils sont groenlandais. Pas de « bro » à la fin de cette phrase. Mais il aura fallu attendre la fin de la journée pour les entendre parler leur langue. C’est drôle mais, pour une raison qui ne s’explique sans doute que par le passage de l’histoire dans le vent (l’esprit du vent ici s’appelle Asiaq), le ciel bleu brillant ou la présence du vieux cimetière inuit que longe la Ligne Jaune que nous avons suivie tout l’après-midi, à cet instant précis, devant cette langue, le silence s’est fait entre nous.
Les deux mondes communiquent mais les deux nous sont probablement « aussi inaccessibles qu’est inimaginable la misère d’un pays pauvre pour les enfants d’un pays riche ».
Ce n’est pas le cas de tous mais ces deux enfants-là ne parlent pas danois.
Sans doute cette jeunesse sait-elle d’évidence que le temps danois est sur le point de se refermer (ou était-ce le cas depuis longtemps déjà ?). Mais pourquoi faudrait-il que cela signifie que les américains ont gagné ? Ils ne sont pas encore amers, les enfants d’ici (les enfants le sont-ils jamais ?), mais je me demande tout de même combien se retiennent de nous dire qu’on leur casse les pieds avec nos questions sur les États-Unis ; qu’ils veulent vivre, tout simplement, comme tous les enfants du monde, attirés par ce qui attire les autres mais pas pour autant dupes de ce qu’on leur fait avaler par les oreilles.
« L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps » écrivait Racine dans sa seconde préface à Bajazet. A.C.
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